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Patrice Emery Lumumba

Une place à Bruxelles pour Patrice Lumumba, jadis honni par les Belges

Les images sont implacables et malgré les années, elles ont gardé toute leur charge d’émotion. Nous sommes le 30 juin 1960. La statue de Léopold II domine toujours l‘entrée du Palais de la Nation à Léopoldville, où siégera le futur Parlement congolais. Sanglé dans son uniforme, raide et solennel, le roi Baudouin a été le premier à prendre la parole. Il vante l’œuvre de son aïeul et donne des conseils aux Congolais : « ne compromettez pas l’avenir par des réformes hâtives, ne remplacez pas les organismes que vous remet la Belgique tant que vous n’êtes pas certains de pouvoir faire mieux. »
Au premier rang, un homme griffonne encore dans la marge de son texte, il biffe ci, ajoute là et dès que le président Kasavubu termine sa réponse au roi des Belges, il se dresse, bouscule le protocole et s’empare du micro. La veille, son ami jean Van Lierde, prenant connaissance du discours de Baudouin, lui a soufflé « Patrice, tu ne vas tout de même pas laisser passer cela… »
Cela, c’est le paternalisme, le ton condescendant, les conseils qui accompagnent cette indépendance octroyée trop vite et sans doute à regret. Premier Ministre, élu en mai 1960 au grand dam des « modérés » amis des Belges, c’est à son peuple que Patrice Lumumba s’adresse d’abord. A cette population attentive qui, massée à l’extérieur, écoute en silence les discours retransmis par haut parleurs. Patrice Lumumba rappelle une autre réalité, il évoque la souffrance et les combats : « c’est par la lutte que l’indépendance a été conquise, (…) une lutte dans la quelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang ». Lorsqu’il décrit le système colonial que Baudouin avait présenté comme un « chef d’œuvre » il rappelle « nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin midi et soir, parce que nous étions des nègres. » Il évoque les terres spoliées, la souffrance des relégués, les fusillades, les cachots… Mais à la fin, il finit par tendre la main à la Belgique qui « comprenant le sens de l’histoire, ne s’est pas opposée à notre indépendance. » A l’extérieur du palais une immense ovation accueille ce discours de vingt minutes, qui clôt quatre vingt années de domination. Les images de l’époque montrent que Baudouin n’a pas écouté le discours jusqu’au bout. Dès les premières phrases, il s’entretient avec ses collaborateurs puis, alors que les officiels observent un silence consterné, il se lève et quitte les lieux. Le lendemain, la presse belge est, littéralement, assassine : Lumumba a offensé le Roi Baudouin, il est honni, condamné. Nul ne se souvient du discours dit « de réparation » prononcé l’après midi même, mais tout le monde a entendu le Premier Ministre promettre à son peuple : « nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. Nous allons revoir les lois d’autrefois et en faire de nouvelles, qui seront justes et nobles. »
Dès ce moment, la machine infernale se met à tourner, l’enchaînement des faits appartient à l’histoire : le 5 juillet le général Janssens, qui commande la Force publique, où des officiers belges encadrent solidement les soldats congolais, écrit sur un tableau noir la phrase demeurée célèbre : « avant l’indépendance =après l’indépendance. » L’effet est immédiat : les troupes se rebellent, Lumumba décide aussitôt de démettre Janssens et de placer des Congolais aux postes de commandement : Victor Lundula devient commandant en chef, Joseph Désiré Mobutu est nommé colonel et chef d’état major. Le Premier Ministre sait il déjà que cet homme auquel il accorde sa confiance a été mis en contact, dès 1959 avec les Américains, dont Larry Devlin, l’homme de la CIA, par son mentor belge le colonel Marlière ?
A peine décidées, les mesures d’africanisation de l’armée sont rejetées à Elizabethville, capitale du Katanga tandis que des viols de femmes européennes par des soldats congolais, réels et largement médiatisés, provoquent un début d’exode vers la Belgique. Le 9 juillet, le gouvernement belge décide d’intervenir au Katanga et dès le lendemain les para commandos belges désarment les soldats congolais. Le 11 juillet Moïse Tshombe proclame l’indépendance de la province du cuivre, joyau de la colonie. Le 14 juillet, une résolution du Conseil de sécurité autorise l’ « Opération des Nations Unies au Congo » (ONUC) ancêtre de la Monusco et les relations diplomatiques sont rompues entre Kinshasa et Bruxelles.
La crise étant devenue internationale, tout le monde s’en mêle : des anciens de la guerre d’Algérie, mercenaires et membres de l’OAS se mettent au service du Katanga, l’ONU et son secrétaire général Dag Hammarsköld siègent jour et nuit, Patrice Lumumba se rend à New York où les Américains lui demandent de garantir les droits des sociétés minières…
Le monde entier veut enfin savoir qui est cet homme mince, passionné, qui suscite l’adulation des une et la haine implacable des autres. Un homme qui savait qu’en prononçant son discours du 30 juin, il prenait le risque d’être sacrifié et qui est hanté par l’idée de sa mort probable.
La presse belge de l’époque décrit à l’envi un personnage ambitieux, exalté. Elle rappelle qu’à Stanleyville, alors qu’il était employé à la Poste, Lumumba fut condamné pour indélicatesse, il est dépeint comme un « communiste » et cela alors que ses premiers amis belges étaient des libéraux, comme le ministre Buisseret qui, en 1955 brisa le monopole de l’enseignement catholique…
En réalité, la fulgurante ascension de Patrice Lumumba est d’abord celle d’un autodidacte, né dans le Sankuru, qui franchit une à une, à force de travail et d’obstination, toutes les étapes de ce qu’on appelait alors l’émancipation : il obtient son certificat d’études primaires aux cours du soir organisés par les Frères Maristes, en 1947 il décroche un certificat de l’Ecole postale de Léopoldville, en 1948 il forge sa connaissance du français en suivant des cours par correspondance. Dès 1954, il écrit d’abondance, partout, autant qu’il peut, dans « La Croix du Congo » et « la Voix des Congolais ». En 1952 il obtient le statut d’ « évolué » suivi de la fameuse Carte du Mérite civique : l’enfant du village a enfin maîtrisé le langage et les codes des maîtres blancs. Mais ces derniers ne le reconnaissent pas pour autant comme l’un des leurs même s’il se multiplie au sein de diverses associations comme le Cercle libéral de Stanleyville, l’Amicale des postiers indigènes ou l’association des évolués de Stanleyville…En 1955 Lumumba est présenté à Baudouin dont il réussit à capter l’attention. Un an plus tard, représentant l’Association des personnes indigènes de la colonie, il effectue son premier voyage en Belgique.
Peau noire, cerveau lessivé jusqu‘à fonctionner comme celui d’un Blanc ? Patrice Lumumba ne sera jamais un « Bounty » ou plus précisément un « Mundele Ndombe » un Blanc à la peau noire : en 1958, il a créé le Mouvement national congolais MNC, premier et seul parti d’envergure nationale et qui brise les catégories « tribales ». Par la suite, d’autres voyages lui ouvrent les yeux alors que dans son pays, il en est encore à réclamer le libre accès des Noirs à tous les établissements publics. En 1958 il est invité à Accra, au Ghana, où la « Conférence du rassemblement des peuples africains » débat de l’avenir des pays colonisés. Déjà, la publication du « plan Van Bilsen » a brisé un tabou, démontrant que l’indépendance est envisageable … dans un délai de trente ans. Alors que dans le Bas Congo, l’Abako a entamé la lutte, Lumumba veut aller vite : à Léopoldville, devant 10.000 personnes, il proclame que « les Congolais doivent jouir immédiatement et pleinement de l’exercice des libertés fondamentales et de tous les droits politiques, administratifs, privés et civils… » Le premier novembre 1959, il est arrêté à Stanleyville, condamné à six mois de servitude pénale. Mais le 25 janvier 1960, lorsqu’il arrive à Bruxelles pour participer à la Table ronde il agite spectaculairement ses menottes : toutes les délégations congolaises ont refusé de discuter avec les Belges aussi longtemps que Lumumba ne serait pas libéré. Ces images là, elles aussi, frapperont les esprits durant les mois à venir, qui pourraient s’appeler la « passion Lumumba ».
Car depuis le défi du 30 juin, Luùmumba est devenu un homme à écarter sinon à abattre. Le distingué professeur Marcel de Corte n’a-t-il pas réclamé dans La Libre Belgique « un geste viril » ? Alors que Lumumba a révoqué le président Kasavubu qui avait lui-même déjà renvoyé son Premier Ministre, le colonel colonel Mobutu mène son premier coup d’Etat : il neutralise le Président et le Premier Ministre, met en place le collège des Commissaires généraux avec pour mission d’expédier les affaires courantes. Le 10 octobre Lumumba est placé en résidence surveillée, le 27, il s’enfuit en direction de Stanleyville où l’attendent ses partisans et plusieurs leaders nationalistes, le 1er décembre, au bord du fleuve, à Ilebo, le fuyard est arrêté. On saura plus tard que la chasse à l’homme menée par l’armée congolaise est supervisée par les Américains et suivie d’heure en heure par les Belges, qui parlent d’un « colis » à réexpédier…
L’acte d’accusation, rédigé par le ministre de la Justice de l’époque, Etienne Tshisekedi, est signée par le président Kasa Vubu et le 3 décembre, Lumumba est transféré dans la prison de haute sécurité à Thysville, aujourd’hui Mbanza Ngungu. Depuis les tréfonds du camp Hardy, en dépit d’un double ou triple cordon de sécurité (l’armée congolaise, les casques bleus de l’ONU) la parole de Lumumba se glisse vers l’extérieur, elle remue les soldats, elle galvanise ses partisans. Depuis Bruxelles, les Belges s’inquiètent, ils redoutent une autre évasion et encouragent un transfert vers Elizabethville, en dépit des avertissements de Godefroid Munongo le Ministre de l’Intérieur de Tshombe : « s’il vient à mettre les pieds au Katanga, Lumumba est un homme mort. » Durant des décennies, Jacques Brassine, fonctionnaire belge alors conseiller de Tshombé, s’évertuera à expliquer que « la fin de Lumumba, c’est une affaire de Congolais, à laquelle les Belges n’ont en rien participé…Nous étions même hostiles à son transfert… ».
Rien vu, rien entendu non plus. Lorsque se pose à Elisabethville l’avion qui amène le « colis » et ses compagnons M’Polo et Okito, les détenus ont été tabassés par les soldats congolais avec tellement de violence que l’équipage belge, pour ne plus entendre les cris des suppliciés, a verrouillé la porte du poste de pilotage. Lorsque le gouvernement katangais accueille la « livraison » des conseillers belges font rapport au ministre des Affaires africaines d’Aspremont Lynden via un certain Etienne Davignon qui depuis l’ambassade belge à Kinshasa assure la liaison.
Les dernières images feront le tour du monde et hanteront les consciences : Lumumba est menotté, tuméfié. Ses lunettes ont été écrasées sur ses yeux à coups de bottes, il a été hissé, déjà plus mort que vif, à bord d’un camion militaire. Sa chemise est déchirée, il saigne, mais il regarde droit devant lui, il ne semble pas se plaindre. A la maison Brouwez où il est emmené, les ministres katangais défilent durant toute la nuit et chacun ajoute sa portion de coups à ces hommes pantelants. Les Belges font rapport et déplorent la « sauvagerie » de leurs amis. A l’aube, lorsque les militaires accompagnés par le commissaire Verscheure emmènent les détenus vers une clairière, un peloton d’exécution se met en place. Les tireurs sont congolais, mais c’est le capitaine Gat qui ordonnera d’ouvrir le feu. Pressés d’en finir, les soldats enterrent sommairement les corps et les recouvrent de terre. Ils oublient à quel point on redoute l’éventuelle exhumation des corps, les pélerinages… Même mort, Lumumba n’est pas encore neutralisé et il faudra que son corps après avoir été découpé à l’aide d’une scie à métaux, soit dissous dans un bain d’acide sulfurique. Dans le fief de l’Union minière, les produits chimiques ne manquent pas. L’un des auteurs de l’opération, le commissaire de police Gérard Soete, se vantera plus tard d’avoir ramené plus tard en Belgique un dent de Lumumba et avant sa mort, il assurera l’avoir jetée dans la mer du Nord.
Même ce modeste vestige enflamme encore les imaginations : une reconstitution de la dent de Lumumba sera montrée ce week end sur la place qui, soixante ans plus tard, portera enfin le nom du martyr de l’indépendance du Congo.

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